Ces initiatives qui bousculent la logique spéculative
C’est un procès d’un genre un peu particulier qui se joue en ce matin pluvieux de novembre, dans un amphithéâtre de la Sorbonne. Dans cette reconstitution d’un procès pénal, l’accusé n’est pas un individu mais un concept: celui de la spéculation immobilière. Sous-titre de l’audience: «A qui profite vraiment le foncier et l’immobilier aujourd’hui? À quel prix, pour qui, et avec quelles conséquences pour la société?» Organisé dans le cadre de la Kermesse de l’immobilier social et solidaire (Kiss), ce procès fictif n’en met pas moins le doigt sur une réalité bien concrète. Pour l’accusation, la spéculation foncière est «un système prédateur», responsable de l’explosion des prix et de ses conséquences sociales. Côté défense, on estime au contraire qu’elle doit être vue comme «de la création de valeur», et que la prise de risque que constituent l’achat de terrains et l’acte de construire mérite une juste rétribution, laquelle irrigue ensuite toute la société. Évidemment, la réalité est plus nuancée. Les situations plus contrastées. Les recettes pour remédier à une crise sur l’existence de laquelle tout le monde s’accorde, de plus en plus variées.
Et la question du foncier dépasse largement celle de l’immobilier. En France, aujourd’hui, les surfaces agricoles utilisées représentent un peu plus de 28 millions d’hectares, soit 51% de la surface totale du pays. Les forêts, elles, recouvrent 17,6 millions d’hectares, c’est-à-dire 32% du territoire. Là aussi, la problématique foncière prend de l’ampleur. Logement, exploitation forestière, agriculture: dans ces trois domaines, des initiatives fleurissent pour essayer d’ébaucher d’autres solutions, d’autres voies permettant d’habiter autrement, de continuer à produire à échelle humaine ou de tirer profit de la forêt sans l’épuiser.
La caricature voudrait que ces initiatives soient idéologiquement marquées et que leurs résultats, certes modestes en termes de surfaces concernées, soient négligés. Mais derrière les apparences, c’est un modèle qui est interrogé. Celui de la propriété à tout prix et de la courbe folle du prix des terrains, quel que soit leur usage. C’est à travers ce prisme qu’il convient d’observer l’initiative de la commune de Celles, dans l’Hérault. Là où un village fut autrefois condamné, une poignée de citoyens tente de recréer une vie communale affranchie des principes habituels: mise à disposition gratuite de logements, refus de la spéculation immobilière et du surtourisme caractérisent cette expérience inédite.
© Alain Rappeneau / Adobe Stock
Plus au nord, au cœur du Morvan, ce sont les forêts que des collectifs ont choisi de protéger. Face aux coupes rases, à la réduction de la biodiversité et à la surexploitation de la biomasse, des groupements forestiers citoyens et écologiques (GFCE) proposent une exploitation différente de ces espaces. L’initiative essaime doucement, des Vosges au Massif central, et pourrait à terme jouer un rôle dans la préservation d’écosystèmes aussi fragiles qu’essentiels. Là encore, c’est la question du foncier qui est au cœur de l’action. Tout comme elle est centrale dans la stratégie des coopératives telles que Passeurs de terres, une foncière qui vient en aide aux jeunes agriculteurs afin que ceux-ci ne soient pas exclus de la compétition qui fait rage pour s’approprier les terres agricoles. Alors que le nombre d’exploitations ne cesse de fondre — 500.000 en 2010, 350.000 en 2024 —, les terres agricoles sont redistribuées au sein d’entités toujours plus grandes, avec une taille moyenne de surface agricole utilisée passée d’une cinquantaine d’hectares en 2010 à plus de 90 aujourd’hui.
ET SI ON REGARDAIT DU CÔTÉ DES DÉFRICHEURS?
En termes de surfaces, ces initiatives restent confidentielles. Mais les questions qu’elles soulèvent irriguent chaque jour un peu plus le débat. Le modèle actuel de consommation de nos espaces est-il tenable? La spéculation peut-elle avoir des limites? Alors que le décrochage entre la réalité économique et les coûts du foncier continue d’augmenter, le sujet devient crucial. Sur le front du logement, des mesures telles que l’encadrement des loyers ou la lutte contre la prolifération des meublés de tourisme, et des politiques publiques comme la trajectoire ZAN illustrent ce mouvement de fond. Mais peut-être faut-il aussi regarder du côté des défricheurs qui, du village de Celles aux terres agricoles de Bouaye en passant par les forêts bourguignonnes, posent un autre regard sur la question foncière?
Retour au procès de la spéculation foncière, dans l’amphithéâtre de la Sorbonne. À la barre, le grand témoin se nomme Christophe Robert, délégué général de la Fondation pour le logement. Son analyse est sans concession: «L’encadrement des prix du foncier est la mère de toutes les batailles. Si nous ne le faisons pas, il sera impossible de contenir la hausse des prix. Et les conséquences sociales seront catastrophiques». Pour l’anecdote, le «jugement» rendu par les jurés ce jour-là a été unanime. La spéculation a été condamnée.
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Retrouvez ces articles et l’ensemble du dossier consacré aux modes alternatifs de gestion du foncier dans le magazine novendi n°4, décembre 2025, en consultant notre page «Le magazine».

